15 av 5781 (erev shabbat) – vendredi 23 juillet 2021 (soir)
שמע ישראל ה׳ אלהינו ה׳ אחד, shema Israel Adonaï eloheynu Adonaï eḥad,« écoute Israël, l’Éternel notre Dieu, l’Éternel est un » [1]Deutéronome 6, 4.! Disant ces mots, la voix du ḥazan résonna dans l’espace de la grande synagogue de Rome où j’étais venu assister à l’office d’erev Shabbat, à l’occasion d’un séjour dans la Ville éternelle il y a quelques années. Les entendant, je comprenais enfin où nous en étions de l’office, car jusqu’à ce moment, j’étais perdu, la liturgie se déroulant très, très vite selon un nusaḥ bien différent de celui que je connaissais. Aussitôt, mû par l’habitude, je me levais pour réciter moi aussi le Shema avec les autres. Mais je réalisais qu’autour de moi, tout le monde était resté assis. Le rabbin me sourit et d’un geste de la main m’invita à me rasseoir. Ce que je fis… Hélas ! entre-temps j’avais de nouveau perdu le fil de la liturgie. Je décidais alors de me laisser aller à simplement écouter cet office à l’italienne que je ne connaissais pas mais dont j’appréciais, somme toute, la psalmodie.
C’est dans la parasha de la semaine, Vaetḥanan, que nous trouvons ce verset que je citais à l’instant, ainsi que ceux qui constituent le premier paragraphe du texte complet du Shema. Le Shema, quel que soit le rite suivi, est central dans la liturgie juive en ce qu’il constitue la déclaration et l’affirmation de points essentiels pour le judaïsme, telle l’unicité divine. Cependant sa récitation donne lieu à des pratiques qui peuvent légèrement différer de rite à rite ou de communauté à communauté. Comme je l’évoquais à l’instant, certains, comme à la synagogue de Rome ou en des lieux plus proches de nous, lisent le Shema assis ; d’autres, comme dans notre communauté, se lèvent. Certains en en lisant le premier verset ferment les yeux et placent trois doigts ou toute la main à leur niveau, tandis que d’autres se contentent de simplement fermer les paupières. Il n’y a pas en soi une façon de faire qui soit meilleure que les autres, le seul objectif recherché de ce minhag, cette coutume, étant de favoriser la concentration pendant la récitation du premier verset.[2]Shulkhan Arukh, ’oreaḥ ḥayim, 61, 5 : נוהגין ליתן ידיהם על פניהם בקריאת פסוק ראשון כדי שלא יסתכל בדבר אחר שמונעו … Lire la suite… Cette variété des façons de faire, tout comme celle des textes dont nous disposons – Bible, Talmudim, commentaires, codes –, tout cela traduit le dynamisme du judaïsme et forment une source intarissable, toujours disponible, de découvertes pour tout un chacun d’entre nous.
Le judaïsme appelle précisément à cette découverte toujours renouvelée. Il le fait notamment en demandant une étude régulière. Quand nous étudions la Torah, idéalement en ḥavruta, en groupe, le רוח ruaḥ, le souffle mais aussi l’esprit, se manifeste : nous exerçons notre imagination, notre réflexion, nous sommes traversés d’émotions, et nous insufflons à la Torah du sens, parfois du sens neuf d’ailleurs.
Cette création d’une perspective nouvelle est peut-être bien ce à quoi nous assistons dans notre parasha. On y trouve en effet le texte des Dix Paroles. Ces עשרת הדברות ‘aseret ha-diberoth, nous ont pourtant déjà été enseigné dans le livre de l’Exode en lisant la parasha Yitro. Cependant cette version là et celle que nous avons sous les yeux cette semaine sont quelque peu différentes. Par exemple : alors que dans la parasha Yitro, le commandement est de se souvenir du jour du Shabbat, זכור את יום השבת zakhor et-yom ha-Shabbat, dans la parasha Vaetḥanan, Moïse dit aux Hébreux שמור את יום השבת shamor et-yom ha-Shabbat : « observe le jour du Shabbat ». Que se joue-t-il là ?
Dans le Phèdre, Platon fait dire à Socrate que le discours écrit, couché sur le papier ou sur la peau d’un parchemin, est un discours mort : il ne peut rien produire.[3] Platon, Phèdre, 275b-e. Seul, ajoute-t-il, le discours qui vit dans une âme peut produire des fruits.[4]Op. cit., 275e-276b. Quand nous lisons un texte nous devons donc le faire vivre en nous. Si Moïse change un mot, shamor au lieu de zakhor, c’est que justement les paroles de l’Éternel qu’il a entendues il y a des années avant sont restées vivantes dans son âme et y ont fructifié. Moïse ne répète pas mécaniquement ce qu’il a entendu mais nous explique que zahor « se souvenir » cela signifie shamor « observer, respecter ». La Torah nous donne donc là une méthode pour que nous la maintenions toujours en vie : pour cela, il nous faut chercher à l’interpréter ensemble, sans cesse, comme Moïse le fait pour les Hébreux dans notre parasha.[5]Cette idée d’une interprétation mosaïque, au sens que ce serait celle de Moïse, se trouve peut-être dans bT Meguila 31b : alors que l’on parle de malédictions dites au pluriel dans le … Lire la suite…
Étudier la Torah, ce n’est donc pas accumuler un savoir à son sujet, c’est surtout la faire exister en en parlant entre nous, suivant l’instruction que nous donne le Shema :
וְדִבַּרְתָּ֖ בָּ֑ם בְּשִׁבְתְּךָ֤ בְּבֵיתֶ֙ךָ֙ וּבְלֶכְתְּךָ֣ בַדֶּ֔רֶךְ וּֽבְשׇׁכְבְּךָ֖ וּבְקוּמֶֽךָ
Tu en parleras soit dans ta maison, soit en voyage, en te couchant et en te levant.[6]Deut. 6, 7, trad. du Rabbinat..
Notre rapport à la Torah ne peut se défaire de cet objectif, l’interprétation, et ce, me semble-t-il, même quand nous croyons ne pas le faire. Par exemple, quand nous lisons dans le rouleau de la Torah, nous le faisons sans les voyelles et sans les signes de cantillation. Mais puisque nous sommes sans ces repères, nous faisons face à un risque, risque qui donne d’ailleurs souvent le trac au בעל קורא ba‘al qore, au lecteur : celui de se tromper. Mais se tromper peut parfois être une chance en réalité : celle d’errer, c’est-à-dire de vagabonder du sens établi à un nouveau sens. Donc à une compréhension inattendue et originale !
Ne pourrions-nous pas aller jusqu’à imaginer que ce discours créatif que nous tenons donc à propos de la Torah est en fait une sérénade que nous lui jouons pour lui plaire, pour tenter d’obtenir d’elle qu’elle veuille bien se dévoiler un petit peu plus à nous ? L’interprétation et l’étude participeraient alors d’un érotisme – platonicien (encore lui !) – au sens où nous rechercherions les faveurs d’un nouvel aspect de sa beauté, aspect encore inaperçu mais déjà deviné et désiré ! Or voilà que ce soir, ô coïncidence ! en même temps que Shabbat commence, débute aussi ט״ו באב Tu beAv, le quinzième jour du mois hébraïque d’Av, l’un des jours les plus joyeux de l’année selon la tradition rabbinique, jour où des couples se formaient à l’époque du Second Temple[7]Mishna, Ta’anit, 4, 8, jour de l’amour dans la culture israélienne contemporaine.
ואהבת את ה׳ אלהיך ve-ahavta et-Adonaï elohekha « Tu aimeras l’Éternel ton Dieu » nous enjoint notre parasha. L’aimer, ce serait cela : aborder Sa Torah avec amour et délicatesse en espérant qu’elle accepte de nous parler d’une nouvelle façon. Ainsi, elle, interprétée par nous se trouve revivifiée et nous, amoureux d’elle, nous nous trouvons enrichis de son enseignement.
« Shema Israël » ! Écoute Israël, tends l’oreille pour entendre la Torah qui te susurre דרשני darsheni : « interprète-moi. ». הדברים האלה ha-devarim ha-ele, « ces paroles » de la Torah, celles que la tradition nous enseigne à son sujet et celle que nous inventons aujourd’hui, nous les plaçons על לבבנו ‘al levavenu « sur notre cœur ». Nous les aimons בכל לבבנו ובכל נפשנו ובכל מאודנו be-khol levavenu u-ve-khol nafshenu u-ve-khol meodenu, « de tout notre cœur, de toute notre âme, de toute notre force », car nous savons, comme les Rabbins le disaient que אלו ואלו דברי אלוהים חיים elu ve-elu divrey-elohim ḥayim[8]bT, Eruvin 13b, que les unes et les autres de ces paroles sont aussi celles de l’Éternel et qu’elles font toutes partie de la plaisante psalmodie ininterrompue de ses interprétations.
Shabbat Shalom
Références
↑1 | Deutéronome 6, 4. |
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↑2 | Shulkhan Arukh, ’oreaḥ ḥayim, 61, 5 : נוהגין ליתן ידיהם על פניהם בקריאת פסוק ראשון כדי שלא יסתכל בדבר אחר שמונעו מלכוון: |
↑3 | Platon, Phèdre, 275b-e. |
↑4 | Op. cit., 275e-276b. |
↑5 | Cette idée d’une interprétation mosaïque, au sens que ce serait celle de Moïse, se trouve peut-être dans bT Meguila 31b : alors que l’on parle de malédictions dites au pluriel dans le Lévitique mais au singulier dans le Deutéronome, Abayé remarque que בִּלְשׁוֹן יָחִיד אֲמוּרוֹת וּמֹשֶׁה מִפִּי עַצְמוֹ אֲמָרָן : « quand elles sont dites au singulier, Moïse les a dit de lui-même. » On pourrait se dire qu’il en donne son interprétation ici. |
↑6 | Deut. 6, 7, trad. du Rabbinat. |
↑7 | Mishna, Ta’anit, 4, 8 |
↑8 | bT, Eruvin 13b |