« Les frites, ça se mange avec de la mayonnaise ! » dit l’un ; « Non, ça se mange avec du ketchup ! », rétorqua l’autre. Pour une frite, pas plus longue que la lettre waw, voire que la lettre yud de l’alphabet hébraïque, deux de mes neveux se chamaillaient. En ce jour de vacances passées dans un parc d’attraction en Belgique où nous nous trouvions, l’un avait voulu se déguiser en cow-boy en short et l’autre en soldat romain. Ce dernier avait d’ailleurs ramassé un morceau de bois dans le jardin et en avait fait son pilum. Devant leur sérieux, leur véhémence et surtout en regardant la lance improvisée, je pensais au cas de Pinḥas dont nous lisons la parasha éponyme cette semaine.
La semaine dernière, en effet, la parasha s’achevait sur l’usage autrement plus violent d’une lance : Pinḥas, fils d’Eléazar le prêtre, assassinait avec la sienne Zimri ben Salou et la Midianite Kozbi bat Tsour alors qu’ils couchaient ensemble dans la tente de Zimri. Cette semaine, après nous avoir laissé le temps de reprendre nos esprits, la parasha Pinḥas continue l’histoire : l’Éternel apprend à Moïse que, d’une part, l’action de Pinḥas a fait retomber Sa colère contre les Hébreux qui s’étaient adonnés à la débauche et à l’idolâtrie avec les Midianites ; et que, d’autre part, Pinḥas et ses descendants seront ceux qui succéderont à Eléazar, lui-même successeur d’Aaron. Durant tous ces événements, personne ne tente d’empêcher Pinḥas et personne ne lui dit rien ni avant ni après le meurtre, personne sauf l’Éternel qui, à première vue, approuve Pinḥas et le récompense… Cela me met laisse mal à l’aise. La Torah viendrait-elle nous ordonner d’être comme Pinḥas, un zélote, un fanatique faisant justice, quand il estime que l’Éternel a été bafoué ? L’idée que la Torah cautionne de telles personnes qui la brandissent comme étendard et justification de leurs actes, est dangereuse et sinistre. L’histoire jusqu’à l’actualité la plus contemporaine ne nous le prouvent que trop bien.
Pour être franc, j’ai été tenté d’ignorer l’histoire de Pinḥas, de me défiler et de m’intéresser à un autre passage. La parasha n’en manque pas qui sont passionnants : l’annonce de la mort de Moïse et la préparation de sa succession ; les filles de Tsélofḥad et leur revendication ; la liste des sacrifices à la fin de la parasha etc. Mais je me suis dit que si la tradition juive avait choisi de nommer notre parasha Pinḥas, c’est qu’elle nous invitait à réfléchir à son cas. Alors essayons d’apporter une très modeste contribution à cette réflexion pluriséculaire.
Le rabbin H. J. Fields, dans son commentaire La Torah pour notre temps [1]Field, H. J., R. La Torah commentée pour notre temps. « Tome 3 : Les Nombres et le Deutéronome ». Le Passeur : Paris, 2017 ; pp. 112-116., passe en revue différentes opinions autour de la question de savoir si Pinḥas a bien agi ou pas. En voici quelques-unes. Dans la Babylonie du IIIe s., Rav estimait que Pinḥas n’aurait pas dû tuer Zimri et Kozbi – et ce même si la loi ordonnait qu’ils le fussent, car elle interdit en effet aux Hébreux l’idolâtrie et la débauche sexuelle. Rav voyait dans le silence de Moïse une marque de désapprobation à l’égard de Pinḥas. Il ajoutait que Moïse aurait même dit à Pinḥas de laisser à l’Éternel le soin de s’occuper de Sa justice, autrement dit que ce n’était pas aux êtres humains de venger Dieu. À l’opposé, son collègue Shmouel louait Pinḥas d’avoir agi comme il l’avait fait. Selon lui, si Moïse était silencieux, c’est simplement que la loi étant la loi, on ne pouvait rien reprocher à Pinḥas. Mais d’un autre point de vue, au XVIe s., le rabbin Moshe ben Ḥayim Alshekh estima que Pinḥas avait agi par intérêt personnel. En réalité, sous couvert de rendre justice à Dieu, Pinḥas voulait surtout prouver qu’il était digne de recevoir la prêtrise qu’il souhaitait obtenir et il se saisit de cette occasion pour le montrer… D’autres commentateurs encore essayèrent soit de justifier l’acte de Pinḥas, soit de le critiquer vertement, soit simplement de le comprendre. Il apparaît donc que le cas de Pinḥas est complexe et ne nous laisse pas tranquille depuis longtemps.
Il me semble que la Torah, à sa façon, nous présente Pinḥas comme un personnage qui n’est pas équilibré, comme s’il y avait une fêlure en lui, quelque chose de fou.[2]On remarque d’ailleurs que dans la parasha Pinḥas il y a une rupture sous la forme d’un retour à la ligne soudain en milieu de ligne après un atnaḥ alors que le début du verset évoque la … Lire la suite… Je veux voir ceci dans deux petits détails de notre texte. D’abord dans le fait que son histoire est coupée en deux comme je le disais précédemment : son histoire est à cheval entre une parasha qui ne porte pas son nom et la fin est au début d’une parasha qui porte certes son nom mais ne s’intéresse à lui que pendant quelques versets. Ensuite, dans l’écriture de son prénom. Pinḥas est noté avec un י yud entre le פ pe et le נ nun. D’un point de vue orthographique, on aurait pu se passer du yud dont la présence, par conséquent, fait l’effet d’une rupture dans son prénom.
Toutefois ce yud interpelle. C’est en effet la première lettre du Tétragramme, comme si Pinḥas avait en lui un morceau, un éclat du Nom divin. Alors je fais l’hypothèse qu’il se brûle à cet éclat. Dans sa famille, il n’est pas inhabituel de se frotter à l’Éternel et de le payer cher. Souvenons-nous du sort tragique des oncles de Pinḥas : Nadav et Avihu, fils d’Aaron, qui furent brûlés vifs par l’Éternel pour Lui avoir offert un feu, justement, que Celui-ci n’avait pas demandé.[3]Lév. 10, 1-2 Flambants d’enthousiasme pour Dieu, ils s’y sont consumés. Pinḥas revit peut-être cette tragédie : le petit éclat du Tétragramme qu’il a en lui le consume lui aussi, mais intérieurement. Cette incandescence le ronge au point qu’il voit rouge et en devient meurtrier, aveuglé par ce flamboiement. Pinḥas a voulu s’approcher du Divin. Trop. Dieu pourtant nous a bien mis en garde : s’approcher trop près de Lui, c’est risquer gros : on ne saurait le voir et vivre. Pinḥas, à mon sens, y perd son équilibre et se met à commettre des actes terribles.
De là, l’éclairage sur ce que dit l’Éternel au début de la parasha prend un autre sens que celui d’une approbation et d’une récompense. Je me demande si l’Éternel ne parle pas à Moïse avec la même lassitude que je crois sentir chez ce dernier depuis l’épisode des eaux de Mériva dans la parasha Ḥuqat que nous avons lue il y deux semaines. À cette occasion, Moïse n’avait pas obéi à Dieu et n’avait pas exécuté Son ordre avec exactitude, frappant le rocher pour en tirer de l’eau plutôt qu’en lui parlant, comme Dieu l’avait ordonné. Moïse fut alors puni et sa punition fut de ne pas entrer en Canaan. Moïse n’avait pas protesté. Au fond, cela devait l’arranger : comme l’explique Yaakov Shapir, il s’est dit qu’il était fatigué et qu’il était temps que quelqu’un d’autre prenne sa place pour conduire le peuple.[4]Cf. notamment Shapir, Yaakov. Parashat haShavua ha-zavit ha-ḥiloni. « Parashat Ḥuqat ». Orion ; Mendeley mokher sefarim ba-reshet (pour la version électronique), s.l., s.d. Dans la parasha Pinḥas, le voyage dans le désert touche à sa fin et Moïse y apprend que, par conséquent, son temps est bientôt venu. Et Moïse accepte de quitter la scène prochainement.
Au début de notre parasha, c’est l’Éternel qui laisserait tomber quelque chose. Ce quelque chose, ce serait ces punitions épouvantables qu’Il inflige aux Hébreux dès que les choses ne tournent pas comme Il veut.[5]Je tire cette idée de la référence précédente. Dans celle-ci, le darshan pense que le silence de Moïse (et de Aaron) indique qu’ils ont perçu un certain danger dans leur obéissance … Lire la suite… Les maguéfot, fléaux, la terre qui engloutit des centaines de personnes, tout ça, ça n’est pas un bon exemple à donner, constate-t-Il. L’Eternel en voit d’ailleurs une conséquence avec Pinḥas. Ce dernier a peut-être été inspiré par tous ces châtiments et s’est dit qu’après tout, en tuant Zimri et Kozbi, il ne faisait qu’agir dans une forme d’imitatio dei, d’imitation de Dieu.
Alors l’Éternel tente une autre méthode : Il va arrêter de se venger brutalement – pour cette fois-ci au moins. Plutôt que de punir encore et encore, il va tenter une brit-shalom, une alliance de paix, avec Pinḥas. Et dans une tentative midrashique, j’imagine ce qu’Il dit à Moïse pour expliquer sa décision : « Pinḥas, lui explique-t-il, est fou de moi mais cela le conduit à des actes insensés ! Alors qu’il aille donc exercer ce zèle dans l’enceinte du mishkan, où il passera son temps à sacrifier des animaux plutôt que de tuer des êtres humains. Ce n’est peut-être pas l’idéal pour les taureaux et autres moutons, mais ça vaut peut-être mieux comme ça pour le reste de l’humanité… À la rigueur, fais-en un chef d’armée si nécessaire » ; et de poursuivre à la fin de la parasha en expliquant aux Hébreux tous les sacrifices qu’ils vont devoir faire : tous les jours, deux fois par jour au moins, et ce chaque jour de sa vie, il faudra que Pinḥas ait de nouveau les mains dans le sang, mais cette fois-ci celui des bêtes sacrifiées. Au moins ne tuera-t-il plus d’autres Zimri et d’autres Kozbi.
Et quant à l’obéissance à la loi pour laquelle Pinḥas brûlait, la parasha nous donne aussi une indication : avant de faire aveuglément ce que la loi semble nous ordonner de faire, réfléchissons et discutons. Sommes-nous sûrs d’avoir bien compris ? Par exemple, avons-nous bien compris les lois de l’héritage ? Les filles de Tsélofḥad en doutent et après discussion, il s’avère que l’Éternel valide leur interprétation plutôt que celle qui semblait couler de source. C’est là tout l’un des fils rouges du judaïsme rabbinique et qu’il continue à suivre : discuter, réfléchir, être prudent à conclure, rediscuter encore. Et ne pas croire que l’on a atteint la certitude.
Gardons-nous donc de devenir des Pinḥas et de nous laisser aveugler en croyant savoir ce que l’Éternel veut que nous fassions. Nous n’en savons rien au fond, mais nous continuons d’en discuter. Dans cet esprit d’échange, d’ailleurs, permettez-moi pour finir une question d’importance capitale : avec les frites, la mayonnaise et le ketchup, c’est très bien. Mais qu’en est-il de la moutarde ?
Références
↑1 | Field, H. J., R. La Torah commentée pour notre temps. « Tome 3 : Les Nombres et le Deutéronome ». Le Passeur : Paris, 2017 ; pp. 112-116. |
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↑2 | On remarque d’ailleurs que dans la parasha Pinḥas il y a une rupture sous la forme d’un retour à la ligne soudain en milieu de ligne après un atnaḥ alors que le début du verset évoque la fin de la maguefa juste après que l’Éternel ait parlé avec Moïse du cas de Pinḥas. Il y a un autre endroit où l’on constate cela, c’est dans la Genèse, quand Ruben a commis l’inceste avec l’une des femmes de Jacob. Il faudrait presque, dirait-on, repartir de zéro… à défaut d’une page blanche, d’une ligne blanche, comme si la Torah voyait bien que l’histoire telle qu’elle s’est déroulée jusqu’ici, ne peut conduire qu’à une impasse. Il y a aussi le waw coupé dans le mot shalom dans le verset Nomb. 25, 12. |
↑3 | Lév. 10, 1-2 |
↑4 | Cf. notamment Shapir, Yaakov. Parashat haShavua ha-zavit ha-ḥiloni. « Parashat Ḥuqat ». Orion ; Mendeley mokher sefarim ba-reshet (pour la version électronique), s.l., s.d. |
↑5 | Je tire cette idée de la référence précédente. Dans celle-ci, le darshan pense que le silence de Moïse (et de Aaron) indique qu’ils ont perçu un certain danger dans leur obéissance pointilleuse à Dieu. Le peuple qui est maintenant devant eux est jeune, il n’a pas connu, pour la plupart, la sortie d’Egypte – à l’exception des plus vieux d’entre eux qui étaient enfants ou très jeunes adultes (moins de 20 ans) à l’époque. Il y a donc un risque que en voyant Moïse faire sortir de l’eau du rocher et les autres prodiges qu’ils ont pu voir en grandissant, il divinise ce dernier ou, encore, pense que sans Moïse ils ne pourront rien faire. En fautant, Aaron et Moïse se montrent fins psychologues : c’est une façon à la fois de rappeler au peuple que c’est Dieu qui donne l’eau, pas Moïse, mais aussi de dire que tout chef, aussi bon soit-il, doit tôt ou tard laisser la place et qu’il peut commettre une erreur. Le darshan remarque d’ailleurs que dans le livre des Nombres, le peuple semble devenir de plus en plus autonome et prendre des initiatives. J’ajouterais volontiers que l’intervention des filles de Tsélofḥad va dans le même sens : elles montrent que la loi est entre les mains des êtres humains. Et on peut aussi penser au cas des Rubénites et des Gadites qui demandent une terre en-deçà du Jourdain, ce qui surprend Moïse : on a l’impression que ce n’était pas ce qui était prévu au départ (Nombres 32). J’ai donc appliqué la même lecture à notre parasha et j’y vois donc le même type de mise en garde : il ne faut pas tout faire comme Dieu dit de le faire ; il faut garder un recul et du sang-froid, toujours, par rapport aux commandements. |