24 ḥeshvan 5782 (erev shabbat) – vendredi 29 octobre 2021 (soir)
Il y a un peu plus d’une semaine, une tempête a soufflé sur Paris et sa région pendant la nuit. Réveillé par le rugissement du vent, je me suis levé et je me suis approché de la fenêtre. Le ciel était complètement dégagé. Diffusant une belle clarté, la face visible de la lune offrait un visage imperturbable et apaisant au milieu de la tempête qui hurlait alentour.
La parasha de ce Shabbat, Ḥayé Sarah s’ouvre sur un coup de tonnerre : Sarah est morte. Alors qu’on aurait pu s’attendre à une tempête, mais d’émotions cette fois, avec la disparition d’un personnage si important dans la vie d’Abraham et pour la tradition juive, on s’étonne un peu de ce que la parasha ne nous dise quasiment rien des sentiments du patriarche à ce moment. Ses actions, elles, nous sont décrites. Abraham prépare l’hommage funéraire en l’honneur de sa femme, il lui procure une sépulture, il fait l’oraison funèbre. Pour ce qui est de la sépulture, en particulier, nous assistons à la négociation commerciale entre le patriarche et Éfrone le Héthéen. Puis Sarah est enterrée. La vie se poursuit, d’autres soucis demandent l’attention d’Abraham, notamment celui de marier Isaac. Tout ceci est raconté avec beaucoup de détails. Mais tout à l’air de se passer froidement, sans émotions.
Un seul mot en hébreu semble évoquer ce qu’Abraham traverse intérieurement : ve-livkota, « pour la pleurer ». Mais nous ne savons pas par quels états il passe, ni quelle est la profondeur de sa perte. Est-il ravagé de chagrin et toutes ces occupations lui permettent-elles d’une certaine façon d’échapper à sa tristesse pendant que le deuil se fait ? Ou bien, puisque la parasha nous annonce quelques versets plus loin qu’il se remarie, doit-on comprendre qu’il accepte rapidement la disparition de Sarah ?
La Torah ne s’étend généralement pas sur ce qui se passe dans l’esprit des personnages auxquels elle s’intéresse. Et quand elle le fait, elle est volontiers laconique. Ainsi, lorsque Rébecca décide de partir avec le serviteur d’Abraham, elle ne se justifie pas. D’un mot, elle se lance dans l’aventure : אלך, je pars ![1]Genèse 24, 58. Quand elle voit Isaac, elle descend de son chameau, s’enquiert de savoir qui est celui qu’elle aperçoit dans le champ et וַתִּקַּ֥ח הַצָּעִ֖יף וַתִּתְכָּֽס « elle prend son voile et s’en couvre »[2]Genèse 24, 65.. Pas d’autre précision. Au terme de son voyage, est-elle déçue ou, au contraire, heureuse d’avoir suivi le serviteur anonyme d’un parent éloigné qu’elle ne connaît pas et qui l’a emmenée dans un pays inconnu pour rencontrer un inconnu ? Que pense-t-elle de cet homme qui va devenir son époux ? On voudrait poser mille questions à Rébecca. Mais nous n’aurons pas sa réponse. Tout juste saura-t-on et une nouvelle fois d’un seul mot, qu’Isaac וַיֶּאֱהָבֶ֑הָ va-ye’ehaveha, qu’Isaac l’a aimée..
Pour satisfaire notre curiosité à ce sujet, on peut essayer de scruter le texte pour trouver quelques indications et exercer notre imagination. Si l’on prête attention, celle-ci peut trouver des points d’accroche. Par exemple, pour en revenir à Abraham, nous lisons :
וַתָּ֣מׇת שָׂרָ֗ה בְּקִרְיַ֥ת אַרְבַּ֛ע הִ֥וא חֶבְר֖וֹן בְּאֶ֣רֶץ כְּנָ֑עַן וַיָּבֹא֙ אַבְרָהָ֔ם לִסְפֹּ֥ד לְשָׂרָ֖ה וְלִבְכֹּתָֽהּ׃
Sara mourut à Kiryath-Arba, qui est Hébron, dans le pays de Canaan ; Abraham y vint pour dire sur Sara les paroles funèbres et pour la pleurer.[3]Genèse 23, 2.
Comme je le disais il y a un instant, « pour la pleurer » tient en un mot en hébreu : ve-livkota. Que ce soit dans le sefer Torah ou dans des éditions imprimées, on remarque qu’une lettre de ce mot, le kaf, est plus petite que les autres. Reprenant un passage du Talmud de Babylone[4]Talmud de Babylone, Baba Batra, 16b, le Ḥatam Sofer, un commentateur ayant vécu au tournant du 19e s. en Europe centrale, explique que ce petit kaf enseigne bien des choses. Si on continue à le rétrécir au point de le faire disparaître, on peut lire la fin du verset ainsi : va-yavo Avraham lispod le-Sara u-le-vita – ce que l’on pourrait traduire par « Abraham vint pour dire sur Sara et sur sa fille les paroles funèbres ». On découvrirait ainsi qu’Abraham ne pleurait pas seulement Sarah mais aussi une fille.[5]Quant au fait qu’Abraham a eu une fille, cf. Talmud de Babylone, Baba batra, 16b. La question est alors de savoir de qui est cette fille : c’est celle de Sarah ou de Hagar ? Mon idée … Lire la suite… Le Ḥatam Sofer poursuit en disant que, selon lui, cette fille était décédée depuis longtemps et qu’Abraham avait trouvé en Sarah un tel soutien et une telle consolation que tant qu’elle vécut, son chagrin pour sa fille en avait été considérablement adouci, contenu. Lorsque Sarah mourut, son chagrin fut donc d’autant redoublé. Si on suit ce commentateur alors nous commençons à entrevoir combien le chagrin d’Abraham a dû être grand.[6]Ḥatam Sofer ‘al ha-Torah, Ḥaye Sarah, 5. https://www.sefaria.org.il/Genesis.23.2?lang=bi&aliyot=0&p2=Chatam_Sofer_on_Torah%2C_Chayei_Sara.5&lang2=bi&w2=all&lang3=en
Mais si la Torah donne peu d’informations sur les émotions et les pensées des patriarches et des matriarches, c’est peut-être aussi que, parfois, un seul mot, voire une seule lettre, suffisent pour dire bien des choses ; que les peines et les joies n’ont pas besoin d’un roman fleuve pour s’exprimer mais qu’elles n’en sont pas moins vraies, réelles et intenses pour autant. Peut-être qu’elle nous indique par-là que les ressorts qui sont ceux de notre vie intime sont profonds et qu’ils toujours échappent aux autres. Sans doute à nous-mêmes également, en partie. Rébecca suit le serviteur, elle suit son désir mais peut-être n’est-elle pas elle-même en mesure de dire pourquoi précisément elle prend cette décision. Peut-être ne sait-elle pas encore ce qu’elle pense de celui qu’elle rencontre.
Quoi qu’il en soit, nous devons respecter le choix d’Abraham et de Rébecca de ne pas trop nous en dire sur ce qu’ils ressentent et sur ce qu’ils décident. Nous devons aussi accepter que tous nos commentaires ne percent pas le secret de leur intimité. Ne pas voir cela étalé à la vue de tous, c’est leur droit – tout comme c’est notre droit à tous de faire preuve de pudeur et de réserve ou de ne pas vouloir donner les raisons qui sont les nôtres en certaines occasions. Il est des choses qu’on tait ou qu’on ne partage qu’à demi-mot avec quelques personnes choisies.
Isaac, Rebecca, Abraham et Sarah ne nous ont pas tout raconté d’eux-mêmes. C’est tant mieux, car ainsi chaque année, nous ne nous lassons pas de lire et de relire leur histoire. Comme le Ḥatam Sofer nous essayons d’imaginer ce qu’ils ont pu ressentir, nous tentons de trouver les raisons qui les ont poussés à faire les choix qui sont les leurs. À travers nos lectures et nos commentaires infinis, nous tentons – avec tact – de mieux comprendre leur vie et d’en tirer une sagesse pour nos vies. Mais ce qu’ils ont vraiment ressenti, quelle était la flamme qui les animait, cela nous demeurera invisible comme la face cachée de la lune qui pendant la tempête brillait au-dessus de nos têtes.
Shabbat shalom.
.
Références
↑1 | Genèse 24, 58. |
---|---|
↑2 | Genèse 24, 65. |
↑3 | Genèse 23, 2. |
↑4 | Talmud de Babylone, Baba Batra, 16b |
↑5 | Quant au fait qu’Abraham a eu une fille, cf. Talmud de Babylone, Baba batra, 16b. La question est alors de savoir de qui est cette fille : c’est celle de Sarah ou de Hagar ? Mon idée est que si on lit לבכתהּ en retirant le kaf alors la fille est celle de Sarah qui est l’antécédent le plus proche pour le suffixe possessif. |
↑6 | Ḥatam Sofer ‘al ha-Torah, Ḥaye Sarah, 5. https://www.sefaria.org.il/Genesis.23.2?lang=bi&aliyot=0&p2=Chatam_Sofer_on_Torah%2C_Chayei_Sara.5&lang2=bi&w2=all&lang3=en |